Cet article propose de faire le point à la suite de la récente jurisprudence rendue par la Chambre sociale de la Cour de cassation (Cass. soc., 25 novembre 2020, n°18-13.769).

L'existence du contrat de travail peut parfois paraître « encombrante » à certains. Effectuer une prestation de travail moyennant rémunération, organiser des élections professionnelles en contrepartie d’une masse salariale croissante, soumettre la stratégie économique au dialogue social, sont autant d’effets produits par la volonté contractuelle de travailler ensemble, dont certains acteurs sont tentés de s’affranchir.

Pour autant, la vraisemblance contractuelle ne traduit pas toujours les rapports de dépendance économique existant réellement. Le recours d’une société aux services d’une autre, peut ainsi artificiellement permettre à la première de contrôler l’activité économique de la seconde, sans que cela ne l’oblige à l’égard des salariés. Éviter les dispositions protectrices du droit du travail lui permet évidemment d’être économiquement plus flexible.

Pour autant, le juge intervient régulièrement pour casser ce schéma de l’irresponsabilité apparente, en renvoyant ces employeurs de fait, à leurs responsabilités juridiques.

Quelles sont les voies de recours offertes au salarié pour que le véritable donneur d’ordre soit coresponsabilisé ? Le 25 novembre 2020, la Cour de cassation a clarifié les procédures envisageables. Elle s’est notamment prononcée sur l’opportunité de saisir le juge en reconnaissance d’une situation de co-emploi, c’est à dire d’une situation dans laquelle les salariés d’une société seraient, en réalité, sous la subordination juridique d’un autre employeur, en en restreignant toutefois encore d’avantage son accès.

Régulièrement ajournée depuis la jurisprudence « Molex » de 2014, l’action en reconnaissance d’une situation de co-emploi est maintenue, cantonnée toutefois à un champ extrêmement réduit, celui de la sanction de l’« l’immixtion permanente de la société-mère dans la gestion économique et sociale ».

A la manière d’un mode opératoire, la Cour a clarifié les éléments constitutifs du co-emploi, en rappelant au préalable la possibilité d’obtenir réparation par l’engagement de la responsabilité extracontractuelle de la société mère.

 

 

L’engagement de la responsabilité extracontractuelle demeure la voie privilégiée :

Il faut en premier lieu garder à l’esprit que l’engagement de la responsabilité contractuelle (en présence d’un contrat) ou extracontractuelle (en l’absence de contrat) permet de réparer un préjudice qu’aurait subi une personne par le fait d’une autre.

En l’occurrence, elle permet notamment au salarié licencié pour motif économique, du fait des mauvaises décisions de la société mère, d’obtenir réparation en engageant la responsabilité extracontractuelle de cette dernière. Elle a donc une logique purement réparatrice.

Pour engager la responsabilité extracontractuelle de la société mère, la personne s’estimant lésée doit rapporter la preuve de la survenance de trois éléments :

-   l’existence d’une faute commise par la société mère dans la gestion financière de la société filiale,

-   un dommage résultant de cette faute,

-   un lien de causalité entre la faute et le dommage.

Pour cette dernière condition, il faut pour le salarié, démontrer que la faute commise a concouru à la réalisation du dommage.

Ainsi, c’est parce que la société mère a concouru à la défaillance de la société filiale (faute), laquelle a entraîné (lien de causalité) la disparition des emplois (dommage), que la Cour de cassation a reconnu la possibilité pour les salariés d’obtenir réparation sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle.

Pour autant, par le jeu des dispositions issues du Code de commerce, l’engagement de la responsabilité extracontractuelle de la société mère, s’avère impossible lorsque cette dernière est également dans une situation de « déconfiture financière » ayant entraîné l’ouverture d’une procédure collective.

Cadeau « empoisonné » ? Cette voie de recours n’est possible que tant que la ruine financière de la société filiale s’arrête aux portes de la société mère. C’est sûrement pour cela que la Cour de cassation n’arrive pas totalement à se débarrasser de la notion de co-emploi et qu’elle maintient, au moins dans la théorie, l’opportunité pour le salarié, de saisir le juge prud’homal en reconnaissance de cette situation de co-emploi.

 

 

La reconnaissance d’une situation de co-emploi restrictivement maintenue:

La situation de co-emploi permet d’aller au-delà de la relation contractuelle des entreprises les unes avec les autres, en ce qu’elle impute au véritable donneur d’ordre la « casquette » de l’employeur et les obligations légales afférentes. Bien que la société mère ne soit initialement pas partie au contrat de travail, elle devient coobligée envers le salarié.

Contrairement à la logique réparatrice de la responsabilité extracontractuelle, la situation de co-emploi ne suppose donc pas l’existence d’une faute, qui aurait déjà été commise. A tout le moins, elle permet de prévenir les éventuels abus commis par la mère et sa filiale et susceptibles d’entraîner le licenciement des salariés. L’objectif étant que, quelle que soit l’issue économique de la société filiale et sa potentielle insolvabilité causée par la société mère, leurs destins soient désormais étroitement liés.

Si la reconnaissance d’une situation de co-emploi était plus largement reconnue il y a quelques années, la Cour de cassation a progressivement restreint la possibilité pour les salariés d’y recourir. Considérant manifestement que les conséquences inhérentes au co-emploi étaient (trop ?) lourdes de conséquences pour les entreprises, la Cour de cassation a pris le parti de se ranger davantage derrière la liberté contractuelle des entreprises, pour ne la neutraliser que très exceptionnellement.

Reconnaissance restreinte certainement, mais pas pour autant inenvisageable…dans le texte en tout cas ! La Cour de cassation l’a très récemment confirmé au travers de son communiqué, en maintenant, au moins en façade, la possibilité pour le salarié d’y recourir. Pour cela, la Haute juridiction a défini de nouveaux critères de reconnaissance du co-emploi davantage restrictifs.

Le critère de triple confusion existant jusqu’alors est abandonné au profit de « l’immixtion permanente de la société-mère dans la gestion économique et sociale ». La société-mère doit agir de façon permanente en lieu et place de sa filiale, de sorte que celle-ci aurait totalement perdu son autonomie d’action.

Dans les faits, il faut se rendre à l’évidence : désormais, la moindre décision sociale ou économique de la société filiale, empêchera la reconnaissance d’une situation de co-emploi. Si elle s’avérait être fictive, encore faudrait-il pour le salarié prouver que malgré ses choix apparents, l’autonomie de la filiale n’est qu’artifice.

Au travers du communiqué de la Cour de cassation se dessine donc très clairement l’opportunité des voies de recours offertes au salarié : l’engagement de la responsabilité extracontractuelle de l’employeur doit être privilégiée. Mais parce qu’il existe des situations dans lesquelles elle ne peut être engagée, la reconnaissance d’une situation de co-emploi doit demeurer envisageable. Mais voilà donc malgré tout un pas de plus opéré, vers le transfert du « risque économique sur le salarié »[1]

 

[1] Hélène Cavat, Revue de droit du travail 2020 p.584