Requalification de travail indépendant en travail salarié.  Une société de télécommunications indemnise trois ingénieurs pour un total de 925.000 euros.  Contractuellement, ces trois ingénieurs étaient liés à d’autres sociétés au titre de contrats de consultance ou de sous-traitance.

 

Monsieur H., Monsieur Z. et Monsieur A. sont trois ingénieurs en informatique.  Ils ont tous les trois travaillés plusieurs années pour une grande société de télécommunications en qualité de travailleurs indépendants, respectivement 9 ans, 10 ans et 16 ans.

 

I /           Pendant toutes ces années, ils n’ont jamais été salariés de ladite société et n’ont jamais eu de relations contractuelles de quelque nature que ce soit directement avec elle pour encadrer leur travail. 

Leur travail s’est essentiellement organisé autour de contrats de sous-traitance, contrats cadre, bons de commande, propositions commerciales et contrats de prestation de services conclus avec des sociétés de services et d’ingénierie en informatique (SSII) ou entreprises de services du numérique (ESN), que j’appellerai ici les « sociétés intermédiaires ».  Généralement, ces sociétés intermédiaires changeaient tous les 2, 3 ou 4 ans. 

Sans rentrer dans trop de détails, Messieurs H., Z. et A. n’ont pas toujours eu le même statut.  Ils avaient débuté leur relation avec la société de télécommunication en qualité de salariés de sociétés intermédiaires différentes, respectivement pendant 6 mois, 18 mois et 5 ans.  Ils s’étaient ensuite immatriculés à l’URSSAF pour poursuivre la relation en qualité d’indépendants (je n’ai pas eu la preuve que cette condition leur avait été imposée).  S’agissant de Monsieur A., il a été mis fin à sa mission après 12 ans mais, après quatre mois d’inactivité, il a retravaillé sur une nouvelle mission de un an pour la même société de télécommunication en qualité de salarié d’une autre SSII intermédiaire.  Les 3 années suivantes, il avait repris le statut d’indépendant auprès d’une nouvelle SSII intermédiaire. 

Les missions de Messieurs H., Z. et A. auprès de la société de télécommunication ont évolué sur la durée, mais on retrouve certaines constantes.  Ils étaient « ingénieurs chefs de projets » avec missions d’assistance à maîtrise d’applications diverses.  Leurs missions étaient courtes, généralement 3 mois, toujours renouvelées, parfois implicitement, parfois avec des contrats ou des bons de commande antidatés.  Ils facturaient mensuellement les SSII et percevaient des honoraires, dont le montant mensuel moyen, calculé sur une période significative, était compris entre 10.000 et 11.000 euros HT.

En fin de parcours, certains ont demandé une internalisation auprès de la société de télécommunication avec lettre de motivation et CV, mais aucune suite n’a été donnée, « la DSI n’ayant pas de perspective de recrutement ».  De fait, aucun d’eux n’a jamais été salarié de cette société et n’a même jamais eu de lien contractuel directement avec elle.  Bien évidemment, aucun n’a jamais été payé directement par elle.

 

II /          Pourtant, ces trois ingénieurs m’ont mandaté pour saisir le Conseil de prud’hommes et faire requalifier la relation de travail libéral en travail salarié de cette société tierce.

La démarche se comprend aisément.  A la rupture du contrat, ces ingénieurs indépendants ne perçoivent aucune indemnité : ni au titre du licenciement (indemnité légale ou conventionnelle), ni au titre du préavis, ni au titre du chômage sur la période d’inactivité qui s’ensuit, faute de cotisations au Pôle Emploi.  De plus, aucun motif n’est nécessaire pour rompre le contrat d’un prestataire indépendant, contrairement au droit du travail, de sorte qu’une requalification permet d’obtenir une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.  Depuis une ordonnance de 2017, cette indemnité est encadrée par un barème qui est fonction de l’ancienneté.

Mais ce n’est pas tout.  Si le conseil de prud’hommes requalifie la relation commerciale avec les SSII en relation de travail salarié auprès de la société de télécommunications, cela signifie que cette société est considérée comme étant l’employeur des trois ingénieurs.  Naturellement, un employeur doit appliquer le droit du travail.  Or, par définition, il ne l’a pas fait…  Ce manquement pendant des années entraîne de nombreuses conséquences qu’il faut étudier et chiffrer.

On commence par convertir les honoraires en salaire pour déterminer le salaire brut de base servant de référence pour le calcul des indemnités.  Puis, on identifie les postes de préjudice que l’on détaille individuellement, en fonctions des règles applicables à chaque poste. 

Généralement, le coût pour l’employeur est important.  Afin de ne pas amoindrir le potentiel du dossier, je recommande vivement de saisir rapidement le Conseil de prud’hommes après la rupture du contrat afin que les indemnités potentielles ne soient pas grignotées par la prescription.  A ce sujet, la Cour de Cassation donne des arguments à celui qui veut faire requalifier afin d’éviter les effets de la prescription, mais il est inutile de prendre des risques et de donner des arguments à l’adversaire.  Donc, n’attendez pas !  Sachant qu’il faut du temps à mes clients pour réunir les pièces du dossier et qu’il me faut aussi du temps pour instruire ce dossier, je recommande vivement de venir me consulter avant la rupture de la relation.

 

III /         Pour faire requalifier, il est essentiel de démontrer l’existence d’un lien de subordination. 

Avec une vingtaine d’années d’expérience dans ce domaine, j’ai mis au point une méthode de démonstration impliquant de décortiquer les critères dégagés par la jurisprudence au vu des e-mails et autres documents de travail.  Heureusement, les ingénieurs et intervenants dans le domaine informatique sont habitués à effectuer des sauvegardes et peuvent mettre à disposition de nombreux justificatifs de la véritable nature de la relation.

Les principaux critères à décortiquer tournent autour des ordres et des directives donnés par l’employeur et du contrôle exercé sur ses subordonnés.  Un effort de démonstration particulier doit être fait à ce sujet.  Il faut aussi regarder la possibilité de sanction des manquements (même s’il est rare que des manquements soient effectivement relevés contre des indépendants et encore plus rare que ces éventuels manquements soient sanctionnés, ce qui importe c’est la possibilité de sanctions), ainsi que les modalités de versement de la rémunération, l’obligation de respecter un lieu de travail et des horaires de travail, les restrictions sur la prise des congés, la fourniture par l’employeur de matériel et des équipes, l’absence (ou quasi-absence) de clientèle personnelle pour l’indépendant.

L’analyse est détaillée et minutieuse, systématiquement appuyée par des références aux nombreux documents de travail.  Ainsi, les conclusions écrites sont longues et efficaces et incitent l’adversaire à transiger.  A défaut, le dossier est plaidé.  Mais il faut se préparer pour mettre en valeur l’essentiel ; la durée des audiences prud’homales ne permet pas de tout développer à l’oral !

 

IV /        Nous avons pu rapporter la preuve du lien de subordination de Messieurs H., Z. et A. envers la société de télécommunications.  Les trois dossiers ont été transigés séparément.  Messieurs H. et Z. sont repartis avec 300.000 euros chacun, Monsieur A. avec 325.000 euros.

Ces trois dossiers présentaient des points communs, voilà pourquoi je les ai regroupés dans un article unique.  J’ai traité bien d’autres dossiers présentant des caractéristiques différentes :   création d’une société unipersonnelle par le libéral,   durée de la relation beaucoup plus courte (un an seulement dans un dossier intéressant, rapidement transigé),   schémas contractuels divers (mon client étant parfois d’abord salarié de l’utilisateur final, parfois jamais indépendant mais constamment salarié de la SSII, parfois il n’y a pas de SSII intermédiaire),   préjudice spécial (marge de plus de 50% par les SSII),   autres particularités juridiques (parfois le contrat de consultance est soumis à un droit anglo-saxon [droit anglais, droit de l’Etat de New York] à requalifier en CDI de droit français, parfois le contrat libéral est couplé d’un contrat de travail intermittent symbolique).   Il est aussi arrivé que la SSII soit en violation de ses obligations contractuelles avec l’utilisateur final, ce qui a ouvert de nouvelles perspectives pour agir contre cette SSII :  il faut étudier les dossiers qui peuvent révéler des opportunités insoupçonnées… 

Pour éviter le statut d’employeur, la créativité des sociétés n’a pas de limite, même quand il s’agit de sociétés d’apparence très respectable (banques, compagnies d’assurance, sociétés de télécommunications, société d’audit, autres sociétés de services, grands groupes du CAC40…).  L’avocat doit alors lui aussi faire preuve de créativité – mais cela fait et continuera à faire l’objet d’articles séparés !

  

Marc Powell-Smith

Avocat au Barreau de Paris