Cette interview a été réalisée dans les locaux du Conseil de prud'hommes de Paris, à l’improviste, sans aucune préparation, et la personnalité a répondu durant une heure à une multitude de questions. 

J’étais venu prendre des photos du Conseil de prud’hommes de Paris, en ayant obtenu l’accord de la juridiction. A mon arrivée, on me prévient que le responsable administratif de la juridiction, qui devait me recevoir, avait rencontré un problème.

Je vois alors arriver un homme avec un casque de moto à la main, qui s’excuse de l’absence de son cadre administratif, bloqué dans un train qui a rencontré un incident, et qui me précise qu’il a tenu à le remplacer.

Il a donc pris sur lui de changer l’organisation de sa matinée pour venir m’accueillir.

C’est… le Président en exercice du Conseil de prud’hommes.

Il me fait faire le tour des salles (que je connaissais) mais aussi des « coulisses », notamment les salles de délibéré où tout avocat aimerait avoir une oreille pour savoir comment une décision se prend, après les plaidoiries.

Mon appareil photo s’est montré très récalcitrant, et je repartirai sans cliché… Mais à la fin, je demande impromptu au Président s’il peut m’accorder une interview.

Ce n’était pas du tout prévu, mais comme pour le reste, les choses de ce jour sont marquées par un je ne sais quoi d’inhabituel, et Monsieur LEFRANC accepte très gentiment.

Il m’emmène dans son bureau, et là, je sors mon dictaphone. Commence alors une interview passionnante. Tout ce que je voulais savoir sur le fonctionnement interne d’un Conseil de prud’hommes, je vais l’apprendre, et ce n’est pas dans les manuels de Droit.

Monsieur LEFRANC se laissera interroger durant plus d’une heure, et me répondra sans langue de bois. J’en suis encore à ce jour étonné.

Y. : Quelle est la section qui marche le plus fort, qui reçoit le plus de dossiers ?

L. : La section du Commerce.

Y. : La section du Commerce. Et après ?

On est malheureusement en chute constante (…).

Lorsque vous déclarez êtes en chute constante, vous parlez du nombre de dossiers que vous n’arrivez pas à traiter ?

L. : Non, du nombre de saisines.
Nous sommes en chute constante, surtout à cause du secteur de l’Industrie.

Il existe plein de métiers de l’industrie qui disparaissent dans la région.
La chute est là.

La seule section où ça remonte, (de mémoire, +0,03 %), ce sont les Activités diverses avec toutes les activités liées à l’informatique avec les Start-up.

Ce sont de toutes petites, de micro-entreprises, comprenant une ou deux personnes, mais ce n’est pas ça qui va remonter le bilan général.

Par contre, le contentieux permet à la section des A.D. de se maintenir à peu près à flot.

Mais partout ailleurs, ça baisse. Sur la baisse, je pense qu’il y a aussi un phénomène lié à... je n’aime pas utiliser ce mot, mais à la lenteur de l’activité juridictionnelle.

Y. : Là, vous ne parlez plus du nombre de saisines...

L. : Là je fais un rapprochement entre le nombre de saisines et le temps nécessaire au traitement des dossiers, c'est-à-dire : date d’entrée/date de sortie. Et là, on a une augmentation assez conséquente, notamment à l’Encadrement. D’ici à la fin de l’année, on sera très certainement à 2 ans de traitement.

Y. : Vous allez vous retrouver comme à Nanterre ?

L. : Eh bien malheureusement, oui.

Par ailleurs, la réforme de la carte judiciaire aussi bien que la réforme de la prise en charge des vacations ne vont sûrement pas aider à absorber ce problème, parce que nous avions demandé (pour une fois, les deux collèges, salariés et employeurs, étaient d’accord) qu’au cas où nous récupérerions des effectifs, que cela puisse profiter essentiellement aux élus à l’Encadrement, dans le but de créer éventuellement une chambre supplémentaire, et dans tous les cas de renforcer les effectifs dans chaque chambre, de façon à voir si on ne pourrait pas mettre sur pied des audiences supplémentaires.

Or, nous n’avons obtenu que quatre élus en plus, donc c’est ridicule.

Alors que la section du Commerce en a *** en plus.
Au Commerce, on n’en avait pas besoin.
Je le dis comme je le pense, cela a été fait n’importe comment.

Y. : La Chancellerie ne vous a pas entendus ?

L. : C’est le moins que l’on puisse dire (…).


Rendement et conscience professionnelle

Y. : En référé, je me rappelle avoir fait une expérience peu sympathique. Une ordonnance m’avait été envoyée très tardivement. Est-ce que cela était représentatif de la situation de cette section ?

L. : A priori, c’est certainement en référé où les décisions sont notifiées le plus tôt.

Y. : Rédigées et notifiées ?

L. : Rédigées et notifiées le plus tôt possible après l’audience. En moyenne, on est à un mois et demi.

Bien sûr, pour le justiciable, c’est toujours trop long. Je suis parfaitement d’accord. Le problème, c’est que les conseillers prud’hommes, hormis quelques uns dont je fais partie qui sont là quasiment tous les jours de 8 h à 19 h, le conseiller prud’homal a aussi son activité professionnelle par ailleurs.

Donc, c’est un vrai problème d’organisation. Nous, ce qu’on souhaite, ce qu’on demande à tous nos élus référistes, c’est de rédiger, donc rendre la décision écrite auprès du greffe au plus tard dans le mois qui suit l’audience.

Cela étant, maintenant, c’est une demande, c’est un v½u pieux. La majorité d’entre nous se tient à cette obligation, mais il y a de temps en temps des dérives.

Par exemple, j’ai une audience le 18 juillet, je suis parti quinze jours en vacances, on est le 20 août, je la rends à l’audience de demain. Donc, j’ai passé les délais. Voilà. Mais après, au maximum, c’est un mois et demi après l’audience.

Alors, après, il existe une autre difficulté, c’est la période très spécifique du mois d’août.
Et de toutes façons, à la date d’aujourd’hui, il n’y a pas de notification aujourd’hui avant le 25 août. Après, c’est un problème administratif.

Par contre, pour être complètement désagréable, il y a effectivement des dérives que je considère insupportables.

Visiblement, les deux collèges n’ont pas tout à fait la même analyse. On a des collègues des deux côtés aussi bien côté salariés que côté employeurs, qui ont aujourd’hui plus de 11 mois de retard.

Par exemple, j’ai une réclamation sur une audience qui s’est déroulée [il y a 9 mois et demi] et qui n’est toujours pas notifiée. Pour moi, ça, c’est insupportable.

Y. : Mais vous êtes chef de juridiction ? Vous pourriez intervenir ?

L. : Oui, eh bien, vous me donnerez le tuyau, celui qui marche, car il faut qu’on constate, il faut qu’on écrive.

J’ai sollicité le responsable du groupe auquel appartient cet élu. Ce n’est pas une démarche qui se déroule en 2 ou 3 claquements de doigts.

Après, si on constate que ça continue, il faut envoyer une lettre recommandée.
Si on constate que ça perdure, il faut faire voter une AG avec l’accord du collège employeur.

Cela, quels que soient les collèges réunis, car il faut que ce soit une assemblée générale avec les 2 collèges, même si la représentation est déséquilibrée.

C’est-à-dire que s’il y a un conseiller salarié concerné, il peut y avoir un seul représentant du collège employeur qui vient, qui dit bonjour et qui s’en va. Simplement, son nom figure sur le PV de l’assemblée.

Après, on décide si les motifs annoncés sont recevables ou pas. S’ils ne le sont pas, quelle sanction faut-il prendre ?

Et de toutes façons, les sanctions qu’on prend, compte tenu de la période tout à fait particulière de fin de mandat*, certains collègues utilisent ça comme un moyen de pression parce qu’ils savent plus ou moins qu’ils ne seront pas réélus ou qu’ils seront de toute façon réélus.

Après, on a à faire à des hommes, avec leur comportement et leurs faiblesses.

Y. : Ces retards qui sont significatifs résultent-ils de négligence, de mauvaise volonté ou de prise de position sur un dossier sensible ?

L. : Ce que j’ai constaté en 3 ans de vice-présidence du Conseil, c’est que ce sont rarement des motifs recevables.

Ce n’est pas : j’ai un cancer, je m’occupe de ma santé. Ce n’est pas : je suis en phase de licenciement, je m’occupe de ma carrière. 

Ce sont des choix différents qui sont faits à un moment donné, c’est à dire je privilégie ça ou ça, j’aurai toujours le temps de rattraper ça ce week-end et puis j’oublie.

Pour moi, c’est une véritable négligence. Il y a un moment donné où il faut s’y mettre et puis on s’arrête quand on a fini.

Je pense que les cabinets d’avocats rencontrent le même type de difficultés. On a 5 dossiers, la fin des délais approche, il y en a qu’il faut forcément traiter plus rapidement parce que le délai va prendre fin, donc on néglige les autres, et pour autant, on sait pertinemment qu’il va y avoir, par exemple, un travail de recherche plus important sur les autres et qu’il faudra s’y consacrer.

Y. : Les cabinets d’avocats connaissent effectivement ces situations.

L. : On essaie de mettre des moyens de pression. Pour être clair aussi, ce sont des exceptions.

De la fin de l’audience au moment où le jugement est notifié, il se passe entre 3 et 6 mois.

Trois mois me paraissent raisonnables parce qu’il n’y a pas que le conseiller prud’homal qui est concerné. Celui-ci rédige sa décision. Suivant la façon dont il travaille, soit c’est manuscrit, soit c’est dactylographié, soit c’est informatisé.

Il y a des collègues qui donnent leurs disquettes ou leur clé USB. C’est vrai que ça facilite le travail. Il suffit de faire copier-coller. Le problème est que si on fait copier-coller, on laisse passer des erreurs et on ne favorise pas le maintien de l’emploi.

On va nous dire : vous faites des copier-coller. Bientôt, on va arriver chez nous avec des papiers et on n’aura plus qu’à remplir les cases. Cela pose un problème métaphysique par rapport à l’avenir des fonctionnaires au sein du Conseil et il y a plein de choses comme ça.

Après, une fois que c’est rédigé et remis au greffe, officiellement, il y a une version dactylographiée qui est présentée au greffier de l’audience. Lequel doit relire et vérifier qu’il n’y a pas de fautes d’orthographe et d’erreur de droit, ou d’erreur matérielle, par exemple : affectation d’une indemnité de préavis lorsqu’il s’agit d’une indemnité de licenciement, vérifier que les sommes correspondent bien aux sommes qui ont été réclamées en dernier lieu.

Normalement, c’est a priori après que le projet est soumis au Président qui doit relire et signer. Depuis le 18 juin, suite à la modification de la législation  des vacations et la prise en charge des activités prud’homales, cette phase-là est supprimée puisqu’on n’a plus qu’à signer les jugements.

Y. : C’est donc une signature automatique ?

L. : C’est une signature du Président, rédacteur de l’acte, et du greffier.

Y. : Dans la réalité, c’est un conseiller qui a été désigné pour

L. : Non, à Paris, il n’y a que les présidents d’audience qui rédigent les décisions.

Y. : Donc, ce sont les présidents qui prennent les dossiers avec eux pour les rédiger ensuite.

L. : Voilà. J’ai là mes dernières audiences, par piles, que j’ai rédigées. Certaines, je dois les terminer, d’autres les porter à la juridiction. C’est confié au greffe après.

Y. : Nous allons rentrer dans le vif du sujet. Il y a une particularité propre au Conseil de Prud’hommes de Paris : la plupart des affaires sont jugées le jour même. Le Conseil se retire pour délibérer sur un certain nombre de dossiers et revient en séance pour prononcer  le jugement.

L. : C’est de moins en moins vrai pour les deux exemples que vous citez.

C’est de moins en moins vrai sur le prononcé le jour même : je ne suis pas sûr aujourd’hui que ce soit encore majoritaire.

Par contre, si on regarde collège par collège, effectivement, le collège employeur majoritairement prononce le jour même.

Il y a de moins en moins d’actes de suspension d’audience pour aller délibérer sur un, deux ou trois dossiers entendus.

On délibère, on revient, et on écoute la suite. Pourquoi ? Parce qu’on a bien compris que ça pénalise tout le monde, même les conseillers. Le temps qu’on passe en délibéré, entre deux audiences d’écoute, on ne le maîtrise pas.

Donc après, une part de négligence apparaît parce qu’on voit que l’heure tourne et puis on dit : soit on met tout en départage, soit on se revoit un autre jour, soit on est un peu moins vigilant sur la qualité des décisions à prendre.

Ce qu’on essaie de favoriser maintenant, c’est de dire : si vous voulez tout décider aujourd’hui, de toutes façons, on ne peut pas vous en empêcher. Malheureusement, je pense que c’est une erreur.

Y. : C’est ce que j’allais vous demander.

L. : Maintenant, si vous voulez le faire, faites en sorte de libérer le plus tôt possible tout le monde, à savoir les avocats, le greffe, et puis après, si vous voulez rester ensemble jusqu’à trois heures du matin, vous pouvez. Libérez tous les acteurs autres que vous, qui interviennent dans le cadre de la juridiction.

A titre personnel, j’écoute tout le jour même, et selon l’heure qu’il est, on prend très vite ce que j’appelle une pré-décision. On dit : voilà, on fait droit à ça, à ça et je prononce à un mois, en moyenne.

Ce qui fait que si je m’aperçois qu’il y a une erreur, que ce soit favorable au demandeur ou pas, peu importe, soit on s’est trompé dans le calcul, soit on s’est trompé sur l’interprétation des éléments donnés, on a une indemnité de préavis et il s’avère que l’ancienneté ne justifie pas cette indemnité de préavis. Alors, je rappelle mes trois collègues et je dis : voilà, on s’est planté. Qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce que vous êtes d’accord pour qu’on modifie la décision, si vous n’êtes pas d’accord, vous n’êtes pas d’accord.

Après, c’est moi qui me débrouille avec la décision que j’ai à rédiger. Ce qui explique de temps en temps, des décisions qui  doivent paraître soit boiteuses soit surprenantes. On voit quelquefois des décisions du genre : le conseil considère que le demandeur a raison, il a raison et puis à la fin, il est débouté ou des fois, c’est le contraire.

Y. : Ça conforte ce que j’avais imaginé. Je n’avais jamais pu interroger un conseiller prud’homal sur ces questions-là. Je m’étais dit : il doit y avoir des négociations en salle de délibéré et par ailleurs, si on réalise trop tard que le dispositif décidé entre conseillers n’est pas conforme à la réalité des faits et des moyens, là, ils se trouvent liés par la décision prise et s’ils ne veulent pas en bouger, celui qui est  en charge de la rédaction se trouve obligé de mettre les choses en forme pour que ça paraisse à peu près plausible. Donc, c’est bien ça. Et en salle de délibéré, vous avez vraiment le temps de regarder les dossiers ?

L. : On a tout le temps !

Y. : Oui, mais ?

L. : C’est un problème de pratique.

Lire la suite : https://www.juritravail.com/Actualite/Prudhommes-conseil/Id/354504