A l’heure où les discussions sur la semaine de quatre jours sont de plus en plus nombreuses, la question du temps de travail est au c½ur de l’actualité. Source d’un important contentieux, ce pan du droit du travail se caractérise par une législation dense et technique. La jurisprudence amène également sa source de complexité au point que la durée de travail devient un véritable casse-tête. Récemment, la Cour de cassation a statué sur le contrôle de la charge de travail des salariés en forfait jours et sur le temps de trajet des salariés itinérants.

 

Le renforcement des exigences de contrôle de la charge travail pour les salariés en forfaits-jours

            Pour rappel, le forfait jours est un aménagement du temps de travail permettant de rémunérer le salarié, non pas sur la base d’un nombre d’heures, mais d’un nombre de jours effectués sur l’année. Ce dispositif est encadré par des règles très strictes, notamment sur le contrôle de la charge de travail des salariés concernés.  

Toute convention de forfait jours doit être prévue par un accord collectif dont les stipulations assurent la garantie du respect de durées raisonnables de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires.

C’est ce que vient rappeler la Cour de cassation dans sa décision du 14 décembre 2022[1]. Elle exige en ce sens l’instauration dans l’accord collectif d’un suivi effectif et régulier permettant à l’employeur de remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable.

Il s’agissait en l’espèce de la convention collective nationale des commerces de détail non alimentaires. Celle-ci prévoyait comme mode de contrôle un système d’auto-décompte mensuel des jours travaillés et des jours de repos. C’est à l’occasion de la remise de ce document à l’employeur que devait s'opérer le suivi de l'organisation du travail, le contrôle de l'application de l’accord et de l'impact de la charge de travail sur l’activité de la journée.[2]

Pour la Cour, ce dispositif ne répond pas à l’exigence de suivi effectif et régulier de la charge de travail susvisée et engendre de ce fait la nullité de convention individuelle de forfait jours fondée sur cet accord collectif insuffisant.

Cet arrêt renforce la complexité du contrôle de la charge de travail du salarié en forfait jours, d’autant plus que la Cour reste muette sur ses attentes concrètes en la matière. Corrélativement, cette décision renforce les risques de nullité des conventions de forfait, le contrôle de la Cour de cassation étant de plus en plus étroit sur les conditions de validité.

A l’instar de décisions déjà rendues au sujet d’autres convention collectives, cette décision plonge les employeurs dans une grande incertitude car ils ne peuvent plus se fier à l’accord collectif pour garantir leur sécurité juridique.

 

Il est alors impératif pour l’employeur de vérifier, avant la conclusion d’une convention de forfait que l’accord collectif dont elle dépend réponds aux exigences légales et jurisprudentielles.

 

Face à ces décisions mettant en péril la situation des entreprises, la loi du 8 août 2016[3] a instauré un système de régularisation des conventions individuelles de forfait jours mises en place sur le fondement d’un accord collectif irrégulier en précisant les modalités de contrôle de la charge de travail .[4] Ce dispositif permet alors aux employeurs de réduire les risques de nullité et donc les risques financiers liés aux forfaits-jours.

 

Finalement, c’est encore et toujours l’obligation de santé et de sécurité de l’employeur qui fonde cette décision, dont le maître mot est contrôle effectif de la charge de travail.

 

Le temps de trajet des salariés itinérants : la Cour de cassation opère un revirement de jurisprudence et s’aligne à la CJUE

            Dans un arrêt du 23 novembre 2022[5], la Cour de cassation a modifié sa position sur l’appréciation du temps de trajet des travailleurs itinérants s’alignant ainsi sur la Cour de Justice de l’Union européenne.

Pour rappel, les travailleurs itinérants ou « nomades » sont des salariés qui n’ont pas de lieu de travail fixe et dont les fonctions impliquent des déplacements constants, notamment chez différents clients.

 

Le code du travail et la position initiale des juges français

Le code du travail définit le temps de travail effectif comme «  le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l'employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles. »[6]

La position des juges français sur le temps de trajet des travailleurs itinérants a toujours suivi la lettre de l’article L3121-4 du Code du travail, aux termes duquel « le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d’exécution du contrat de travail n'est pas un temps de travail effectif. »

 

La position de la Cour de Justice de l’Union Européenne 

La Cour de cassation allait sur ce point à l’encontre de la position de la CJUE qui, dans un arrêt du 10 septembre 2015[7] a interprété la directive du 4 novembre 2003[8] à la lumière de la situation des travailleurs dits itinérants et en a déduit que le temps de trajet domicile-premier client et dernier client-domicile était un temps de travail effectif.

Mais c’est un arrêt du 9 mars 2021[9] qui a amené la Cour de cassation à reconsidérer sa position. La CJUE a affirmé dans cette décision que les notions de « temps de travail » et de « période de repos » constituent des notions de droit de l’Union dont la portée ne saurait être déterminée unilatéralement par les États membres.

 

Alignement de la position de la Cour de cassation sur celle de la CJUE

C’est donc par un arrêt du 23 novembre 2022 que la Cour de cassation a opéré un revirement de jurisprudence pour se conformer à la position de la CJUE. Elle prend « désormais en compte les contraintes auxquelles les salariés sont réellement soumis pour déterminer si le temps de trajet des travailleurs itinérants constitue ou non un temps de travail effectif. »[10]

En l’espèce, le salarié, à l’aide de son téléphone portable et de son kit main libre intégré dans son véhicule professionnel était en mesure de fixer des rendez-vous, d’appeler et de répondre à ses divers interlocuteurs et ne se rendait qu’occasionnellement au siège de la société. Il exerçait notamment ces différentes tâches sur le chemin qui le menait de son domicile à son premier client puis de son dernier client à son domicile, sans faire l’objet d’une rémunération.

La Cour en a donc déduit que pendant ces temps de trajet, le salarié itinérant devait se tenir à la disposition de l’employeur et se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer à ses occupations personnelles, d’où il en résulte que ce temps de trajet devait être pris en compte dans le temps de travail effectif. 

Cet arrêt nous amène à nous questionner sur la portée de son principe. En effet, nombre de salariés ont leur ordinateur ouvert dans les transports en commun les amenant sur leur lieu de travail. Peut-on alors parler de temps de travail effectif ? Les frontières de cette notion se brouillent, et le rapport de la preuve du temps de travail effectués se complexifie. Assurément, les discussions relatives au temps de travail et surtout à sa preuve ne sont pas prêtes de s’estomper.

 

[1] Cass. soc. 14 décembre 2022, n°20.20-572.

[2] Article 3.2.1, Accord du 5 septembre 2003 relatif à l'ARTT attaché à la convention collective nationale des commerces de détail non alimentaires.

 

[3] Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels.

[4] Article L3121-65 du Code du travail.

[5] Cass. soc. 24 novembre 2022, n°20-21.924.

[6] Article L3121-1 du Code du travail.

[7] CJUE, 10 septembre 2015, aff. C-266/14.

[8] Article 2.1 de la Directive 2003/88CE concernant certains aménagements du temps de travail.

[9] CJUE, 9 mars 2021, C?344/19.

[10] Communiqué relatif à la décision rendue par la chambre sociale le 23 novembre 2022 - Pourvoi n° 20-21.924, Cour de cassation, 23 novembre 2022.